“En Afrique, les jeunes sont esclaves de leurs propres rêves” : entretien avec Christophe Gleizes, coauteur de Magique système

“En Afrique, les jeunes sont esclaves de leurs propres rêves” : entretien avec Christophe Gleizes, coauteur de Magique système

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Casablanca, février 2018 (© AFP PHOTO / FADEL SENNA)

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Par Lucie Bacon

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Pendant près d’un an, Christophe Gleizes, journaliste pour So Foot et Society, et Barthélémy Gaillard, journaliste pour Vice, ont parcouru six pays d’Afrique de l’Ouest avec un objectif : comprendre comment les rêves de jeunes Africains permettaient à des intermédiaires douteux de profiter de leurs espoirs et de leur naïveté.
Au fil des rencontres et des voyages, ils ont compris qu’ils avaient là affaire à un véritable “système magique” : les âges des joueurs changent comme par enchantement pour mieux se vendre, des marabouts transforment les issues des matches, des “agents” se volatilisent avec l’argent de toute une famille ou tout un village qui croyait en la réussite de sa pépite, ou encore de faux contrats apparaissent dans les enquêtes de la FIFA quand les clubs européens refusent de payer des indemnités de formation aux équipes africaines.
Le fruit de ce travail est sorti le 31 janvier dernier, dans l’ouvrage intitulé Magique système, publié aux éditions Marabout. Christophe Gleizes nous a raconté les coulisses de cette longue enquête, entre visites dans de sombres locaux de fédérations où sont entassés les registres dans lesquels de nouvelles dates de naissance apparaissent chaque année, et détours par les terrains de foot d’académies plus ou moins qualifiées, qui pullulent à chaque coin de rue de certaines grandes villes africaines et où de nouveaux vautours scrutent leurs poules aux œufs d’or.
Football Stories | Comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre ? Il y a eu une rencontre ou une enquête en particulier qui vous a fait vous pencher sur le sujet ?
Christophe Gleizes | C’est une conjonction de plusieurs facteurs. Pour So Foot, j’avais fait une enquête sur le trafic d’âge et d’identité, cela a été ma porte d’entrée dans cet univers que je ne soupçonnais pas. J’étais parti en République démocratique du Congo pour un article un peu rigolo. J’étais naïf, mais en fait, j’ai vu que ce n’était le plus souvent pas les joueurs qui changeaient eux-mêmes leur âge, mais on les forçait, pour disparaître des fichiers de la fédération. Là, j’ai commencé à me dire qu’en fait, c’était un business beaucoup plus grand, il y avait une vraie fonction à ça, outre le fait de se rendre plus attractif sur le marché.

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De toute façon, on le sait bien, c’est ce que dénonce Jérôme Champagne dans le livre, avec Infantino, la FIFA défend les intérêts des grands clubs européens, il y a copinage dans les instances. Même si le petit club africain, ce n’est pas le nec plus ultra des centres de formation, si déjà tu lui donnes ces 90 000 euros, t’inquiètes qu’il peut s’organiser un peu mieux ! C’est ce que dit Paulo Teixeira, c’est dans la culture des clubs européens de se payer entre eux, mais dès qu’il faut payer à l’étranger… Comme ils savent que les Africains n’ont pas les recours et la force nécessaires, ils en profitent. Jean-Pierre Bongwalanaga, dans le livre, nous raconte que ça fait 7 ans qu’il mène une bataille juridique contre la FIFA. Il est grave rationnel, il est droit, il dit : “Mais moi, j’ai raison, j’ai des preuves”, et ça fait 7 ans qu’il envoie des fax à la FIFA le gars, en disant : “Mais attendez, Anderlecht m’a volé mon joueur !!” Et tout le monde s’en bat les couilles et, lui, il attend ses 100 000 euros avec impatience…
Il y a des côtés absurdes, c’est David contre Goliath, mais sauf qu’au milieu de cette drôlerie, il y a des injustices tellement énormes et flagrantes qui sont à peine masquée, et dont tout le monde se fout ! Le trafic continue en toute impunité, c’est ça qui est terrible.
Aujourd’hui, qu’est-ce que tu conseilles de faire aux jeunes Africains qui ont vraiment du talent et qui veulent se faire repérer et réussir ?
Déjà, la première chose selon moi qu’il faut qu’ils comprennent, c’est l’intérêt qu’ils ont à s’enregistrer dans les fédérations nationales. Aujourd’hui, ils voient le fait d’être enregistrés comme un frein au départ, mais pour ceux qui ont vraiment du talent, il faut partir de manière encadrée et surveillée.
Ensuite, il faut qu’ils fassent très attention quand quelqu’un vient les voir, même s’il y a aussi des agents normaux, surtout s’ils ont du talent. Mais pour n’importe quelle détection de jeunes, sur 100 vautours, il y en a peut-être 5 qui vont donner de vraies opportunités aux enfants. C’est ce que dit Joseph Minala, les autres voient l’être humain avec les yeux du profit.
Et il faut se méfier aussi quand on demande de payer pour faire des essais ?
Ah mais oui ! Un vrai agent ne fait pas payer pour un essai ! Ces agents qui font payer pour un essai sont comme des passeurs pour les migrants, c’est juste un autre moyen d’arriver en Europe. C’est mauvais signe quand on demande de l’argent pour un test. Il faut essayer surtout de joindre la fédération, des structures qui renseignent sur la nature de l’agent, pour savoir si vraiment c’est un gars licencié. Ce qui me semble bien, c’est de payer le jour du test, et pas juste payer pour avoir une chance.
J’ai du mal à me mettre à leur place, c’est très dur, moi-même je ne vis pas dans un ghetto de Kinshasa, je ne rêve pas de partir ! Mais il faut bien comprendre que pour 5 qui réussissent, il y en a 95 qui échouent. Il faut qu’ils arrêtent d’être totalement optimistes et aveuglés à ce point.
Magique Système, par Barthélémy Gaillard et Christophe Gleizes, préface de Claude Le Roy éditions Marabout, 15,90 euros.

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